ARTICLE 19 tire la sonnette d’alarme sur les menaces qui pèsent sur les droits à la liberté d’opinion et d’expression émanant des révisions du Code pénal, adoptées par l’Assemblée nationale sénégalaise le 25 juin 2021 en procédure d’urgence. Les dispositions vagues concernant le terrorisme nous préoccupent vivement. Notre crainte est que les provisions amendées du Code pénal soient utilisées contre des citoyens ou des organisations qui soutiennent ou continuent de soutenir, des actions qui s’apparentent plus à une participation citoyenne dans l’exercice de la démocratie qu’à une insurrection et à des troubles à l’ordre public. Nous appelons le gouvernement à réexaminer d’urgence cette proposition et à la conformer sans réserve aux normes internationales en matière de liberté d’expression. Dans leur formulation actuelle, ces dispositions devraient être abrogées.
Contexte
Le 15 juin 2021, le Code pénal ainsi révisé a été soumis à l’Assemblée nationale pour être examiné et adopté en procédure d’urgence par un décret du Président de la République. Seulement 10 jours plus tard, le vendredi 25 juin, l’Assemblée nationale a examiné et adopté la réforme. Une journée tendue a précédé cette adoption, marquée par l’arrestation de militants et activistes pro-démocratie qui ont tenté de manifester pacifiquement devant l’Assemblée nationale pour s’opposer à l’adoption de cette loi.
La réforme prévoit de nouvelles infractions qualifiées ou assimilées à des actes terroristes et passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à la perpétuité. Celles-ci incluent la participation à un mouvement insurrectionnel et la violence, le vol commis contre des personnes et la destruction, les préjudices commis lors de rassemblements.
ARTICLE 19 comprend que cette révision a été justifiée par des préoccupations sécuritaires fragiles au niveau sous-régional, notamment l’instabilité politique, sécuritaire et sociale dans les pays voisins, en particulier au Mali et la montée du djihadisme avec des groupes affiliés à l’État islamique. Tout en reconnaissant que les États ont le devoir de protéger leurs populations des menaces terroristes, en particulier dans le contexte sécuritaire de la sous-région ouest-africaine, nous sommes préoccupés par l’impact de cette mesure sur l’exercice légitime du droit à la liberté d’expression. Plusieurs dispositions de ce texte vont au-delà des restrictions admissibles à la liberté d’expression selon les normes internationales en la matière. Nous craignons également qu’en adoptant ces amendements, les autorités sénégalaises n’aient pas consulté un large éventail d’acteurs sociaux sur leur portée et l’étendue des restrictions nécessaires, d’où l’absence d’implicationdans l’élaboration de ce projet de loi.
Les préoccupations de ARTICLE 19 concernant la révision de la loi
Bien que les États aient le devoir de protéger leur population contre les menaces et les actes terroristes et que la liberté d’expression puisse être restreinte pour protéger l’ordre public et la sécurité nationale, il est rappelé que les limitations imposées aux droits des individus doivent être conformes au test en trois parties prévu par les normes internationales en matière de droits de l’homme avec suffisamment de détails pour que les individus puissent comprendre quels actes constituent une infraction à la loi et être nécessaires et proportionnées au regard de l’objectif à atteindre.
Cependant, nous notons que l’article 279-1 renferme une définition vague et large de ce qui constitue des actes terroristes. Ce défaut de précision dans la définition de ce qui constitue un acte terroriste entraîne le risque de criminalisation d’un certain nombre de pratiques qui constituent un exercice légitime du droit à la liberté d’expression et du droit de manifester. Plus encore, cette ambiguïté est susceptible de fausser l’interprétation et l’application de toutes les dispositions de la loi 279, ou de celles qui y sont visées, qui ont pour composante les actes terroristes.
ARTICLE 19 a par le passé déjà mis en évidence de tels risques en ce qui concerne l’article 80 du code pénal[1].
Par ailleurs, l’article 279-1(2) confère une grande marge de manœuvre aux responsables de l’application des lois leur permettant de qualifier d’acte terroriste la participation à un mouvement insurrectionnel, tandis que l’article 279-1(3) prévoit que la destruction de biens, les violences ou les agressions commises contre des personnes lors de rassemblements constituent également un acte terroriste. Ces deux dispositions risquent de criminaliser, pour des motifs inutiles et disproportionnés, ce qui peut s’apparenter à des actes illégaux résultant de la participation de personnes à des rassemblements et à des manifestations, par exemple lorsque des individus ou des groupes spécifiques détruisent des biens privés dans le cadre d’une manifestation. Cependant, ces pratiques, au lieu d’être classées comme des actes terroristes, requièrent une évaluation individualisée qui détermine la nécessité de protéger les biens publics et privés contre les dommages dans le contexte des manifestations. Ces formes de troubles et de violence ne satisfont pas au seuil de sécurité nationale en vertu duquel les motifs terroristes peuvent être justifiés. Au contraire, la formulation actuelle des articles 279-1(2) et 279-1(3) permet aux autorités de qualifier à la fois le rassemblement et les comportements d’actes terroristes passibles de la réclusion à perpétuité.
De plus, certaines dispositions de l’amendement suscitent des inquiétudes supplémentaires en raison de leur formulation vague et trop large. Il s’agit notamment de l’article 279-1, paragraphes 15 et 16, qui qualifie d’actes terroristes les “infractions” liées aux technologies et les “attaques” contre la défense nationale. Ils ne définissent pas, d’une part, le seuil de gravité que l’infraction liée à l’utilisation de la technologie doit atteindre pour être qualifiée d’acte terroriste et, d’autre part, le type d’atteinte à la sécurité nationale qui est pertinent pour l’application de la disposition. Ces dispositions présentent de sérieux risques d’être mal interprétées ou utilisées de manière abusive contre l’exercice de la liberté d’expression en ligne.
De plus, l’article 279-2 érige en infraction pénale l’apologie du terrorisme telle que définie à l’article 279. Ces dispositions ne remplissent pas le critère d’incitation prévu par le droit international des droits de l’homme qui exige, entre autres, que l’expression soit destinée à inciter à une violence imminente, qu’elle soit susceptible d’inciter à une telle violence et qu’il existe un lien direct et immédiat entre l’expression et la probabilité de survenance d’une telle violence.
En outre, l’article 279-5 stipule clairement que toute personne qui apporte un soutien à un groupe “en vue de commettre un acte terroriste” sera condamnée à perpétuité. Hélas, il ne définit pas quel type de soutien est nécessaire pour que la disposition s’applique, ce qui est source d’incertitude juridique.
En vertu de l’article 45-1, les personnes morales autres que l’Etat et ses composantes sont pénalement responsables des infractions commises pour leur compte par leurs organismes ou représentants, les peines applicables étant notamment la confiscation des biens, l’interdiction définitive ou pour une durée maximale de cinq (5) ans d’exercer une activité professionnelle ou sociale, ainsi qu’une amende dont le taux maximal est égal au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques par la loi qui réprime l’infraction. Les article 279-5 et 45-1 lus conjointement pourraient avoir pour conséquence que des organisations ou associations apportant un soutien, notamment financier, à des groupes civiques voient ce soutien qualifié de soutien à un groupe présumé avoir commis un acte terroriste, même si elles n’ont pas l’intention de soutenir un acte ou un groupe terroriste.
Il convient enfin de noter que la révision prévoit la condamnation à perpétuité comme sanction à infliger dans tous les cas énumérés aux Articles 279-2 à 279-7. Or, les actes punissables en vertu de l’amendement sont multiples et présentent certainement des degrés différents de préjudice et de lien de causalité avec l’acte terroriste. Le fait d’appliquer la même sanction à tous, plutôt que de procéder à une évaluation individualisée, apparaît intrinsèquement disproportionné, étant donné que la solution du « guichet unique » identifiée par le législateur est la plus sévère possible, qui devrait au contraire être réservée aux seuls actes les plus graves et les plus préjudiciables.
Usage abusif des dispositions relatives au terrorisme au Sénégal contre la dissidence et les normes en matière de droits de l’homme
Et pourtant, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, dans sa Résolution sur la protection des droits de l’homme et de l’État de droit dans la lutte contre le terrorisme, a appelé les États à renforcer leur action de coopération pour prévenir et combattre le terrorisme. Elle a toutefois réaffirmé que les mesures prises dans ce contexte doivent respecter les dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et des autres traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, notamment le droit à la vie, l’interdiction de l’arrestation et de la détention arbitraire, le droit à un procès équitable, l’interdiction de la torture et des autres peines et traitements cruels, inhumains et dégradants et le droit de demander l’asile. Ceci est réitéré dans les Principes et directives sur les droits de l’homme et des peuples dans la lutte contre le terrorisme en Afrique, qui stipulent que : “Les États ne doivent pas utiliser la lutte contre le terrorisme comme prétexte pour restreindre les libertés fondamentales, notamment la liberté de religion et de conscience, d’expression, d’association, de réunion et de mouvement, ainsi que le droit à la vie privée et à la propriété.”
Dans un rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme, le Rapporteur spécial a demandé qu’une attention accrue soit accordée aux droits à la liberté d’association et de réunion pacifique dans le contexte de la conformité des mesures antiterroristes aux normes en matière de droits de l’homme. Le Rapporteur spécial a également déclaré : “Les États ne devraient pas avoir besoin de recourir à des mesures dérogatoires dans le domaine de la liberté de réunion et d’association. Au contraire, les mesures de limitation, telles que prévues par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, sont suffisantes pour lutter efficacement contre le terrorisme.”
Compte tenu des normes en matière de droits de l’homme, Bulakali Alfred Nkuru, Directeur Régional Adjoint de ARTICLE 19 pour l’Afrique de l’Ouest, a exprimé son inquiétude en déclarant :
“ARTICLE 19, en tant qu’organisation de défense de la liberté d’expression, est très préoccupé par une éventuelle utilisation abusive des dispositions amendées du Code pénal contre les voix critiques de la société et par l’impact que cela pourrait avoir sur l’espace civique, la liberté d’expression et le droit de manifester au Sénégal. Les restrictions au droit de manifester ont parfois été justifiées par la nécessité de maintenir l’ordre public. Cela concerne notamment des militants placés en détention pour des allégations de participation à un mouvement insurrectionnel ou de troubles à l’ordre public pour avoir exprimé leurs opinions par le biais des nouvelles technologies ou avoir manifesté dans les espaces publics. Nous rappelons aux autorités sénégalaises que la lutte contre le terrorisme doit se faire dans le respect des libertés garanties par la constitution nationale et des normes internationales en matière de droits de l’homme. Or, certaines dispositions du Code pénal amendé constituent une réelle menace pour la liberté d’expression et décourageront les citoyens d’exercer leurs droits de réunion et de libre expression de peur d’une éventuelle répression légale. Les autorités doivent modifier ces dispositions avant que la loi ne soit mise en application”.
Recommandations
Au regard des préoccupations ci-dessus, ARTICLE 19 appelle les autorités sénégalaises à :
– S’abstenir d’utiliser la lutte contre le terrorisme pour réprimer les droits de l’homme et les libertés ;
– Et plus particulièrement, resserrer la définition d'”acte terroriste” à l’article 279-1, afin d’éviter d’englober des expressions et des comportements qui ne constituent pas une menace immédiate pour la sécurité nationale, mais qui sont plutôt des éléments fondamentaux du droit à la liberté d’expression et du droit de manifester des individus ;
- Renforcer la définition de “l’acte terroriste” dans l’article 279-1, afin que les expressions et les conduites qui ne représentent pas une menace immédiate pour la sécurité nationale, mais qui sont plutôt des composantes fondamentales du droit à la liberté d’expression et du droit de protester des individus, ne soient pas retenues ;
- Abroger les dispositions qui criminalisent l’apologie et l’incitation au terrorisme, afin d’inclure des définitions de l'”intention” et de la “probabilité” de l’action sans cibler uniquement son expression. En particulier, les dispositions doivent exiger explicitement que l’expression soit destinée à inciter à une violence imminente, qu’elle soit susceptible d’inciter à une telle violence et qu’il existe un lien direct et immédiat entre l’expression et la probabilité de survenance d’une telle violence ;
- Abroger la sanction de la peine d’emprisonnement à vie pour les différents comportements visés à l’article 279, avec des sanctions respectivement proportionnées au niveau de la gravité et de la nuisance de chacun des comportements concernés ;
- Abroger l’article 80 du code pénal qui contient des dispositions trop larges criminalisant les actes qui compromettent la sécurité publique ou causent de graves troubles politiques.
- Au lieu de passer à l’acte, le gouvernement devrait organiser une large consultation des parties prenantes intéressées afin de proposer une loi qui réponde à la lutte contre le terrorisme, qui est un mandat légitime du gouvernement, et à la nécessité de protéger les droits de l’homme et les libertés.
Pour plus d’informations, veuillez contacter :
Aissatou Diallo DIENG, Assistante de Direction, ARTICLE 19 Sénégal/Afrique de l’Ouest : senegal@article19.org T : +221 33 869 03 22 ou
Eliane NYOBE, Assistante de Programmes Sénior, ARTICLE 19 Sénégal/Afrique de l’Ouest : eliane@article19.org T : +221 77 553 13 87 ou +221 33 869 03 22
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