Nigéria : Stopper les meurtres des manifestants par les forces de sécurité et mettre fin à l’impunité

En réaction aux informations selon lesquelles des soldats nigérians ont tiré mortellement à balles réelles sur les manifestants pacifiques et non armés à Lagos le 20 octobre, Fatou Jagne Senghore, Directrice Régionale de ARTICLE 19 Afrique de l’Ouest, a déclaré :

“ARTICLE 19 condamne fermement les meurtres illégaux de manifestants pacifiques commis par les soldats nigérians. Au moment où nous attendons que les autorités expliquent dans quelles conditions cela s’est produit et combien de personnes ont exactement été tuées et blessées, j’exhorte le gouvernement nigérian à cesser immédiatement l’usage de la force contre les manifestants pacifiques, de traduire en justice les personnes soupçonnées d’être responsables des meurtres et de prendre des mesures supplémentaires pour procéder à une réforme profonde de la police et des forces de sécurité.”

Depuis le début des revendications, les manifestants se sont rassemblés à Lekki Tollgate et y sont restés malgré l’annonce d’un couvre-feu par le Gouverneur de Lagos le 20 octobre. Selon les médias, les caméras de surveillance ont été enlevées dans l’après-midi et juste avant l’arrivée des soldats, les lumières ont été éteintes au Lekki Tollgate. ARTICLE 19 a passé en revue de nombreuses vidéos montrant comment les soldats ont tiré sur les manifestants, tuant au moins 12 personnes et blessant des centaines d’autres.

“Les forces de sécurité ne peuvent utiliser des armes à feu que lorsque cela est strictement nécessaire pour protéger la vie. Ce n’était absolument pas le cas à Lekki Tollgate car les manifestants s’étaient rassemblés pacifiquement et ne représentaient aucune menace”.

Il est crucial que le président Buhari insiste auprès des forces de sécurité qu’elles ne peuvent plus impunément commettre des meurtres et qu’elles devront faire face aux conséquences de leurs actes“, a déclaré Fatou Jagne Senghore.

Un activiste et témoin des manifestations de Lekki Tollgate, qui manifeste depuis le 8 octobre, a condamné avec véhémence l’utilisation de la violence meurtrière pour disperser les manifestants. Il a déclaré :

“Le gouvernement nigérian a déclaré la guerre aux manifestants pacifiques non armés en envoyant les troupes nigérianes à leur poursuite. Tout d’abord, elles ont retiré toutes les caméras de surveillance, puis elles ont éteint tous les lampadaires, piégé les manifestants au milieu et enfin, elles ont commencé à tirer de façon sporadique. C’est vraiment triste et inquiétant de voir que ceux qui sont censés nous protéger nous tirent dessus. Nous avons le droit de protester, et vu l’ampleur des manifestations de ces derniers jours, vous pouvez voir que les gens en ont assez de la mauvaise gouvernance et de la violence policière. Le combat continue et nous ne nous arrêterons pas tant que nos demandes ne seront pas satisfaites”.

Étonnamment, l’armée a nié ces meurtres. Suite à différents nouveaux rapports sur les meurtres, l’armée nigériane a publié des captures d’écran de ces rapports sur son compte Twitter et les a étiquetés “FAKE NEWS”.

Le gouverneur de Lagos a d’abord nié que des personnes étaient mortes et a dénoncé les excès des manifestants les accusant de harceler les citoyens dans leur vie quotidienne. Il a ensuite promis qu’une enquête serait menée.

ARTICLE 19 se félicite de la décision du gouvernement de l’État de Lagos d’ordonner une enquête sur la fusillade de Lekki Tollgate et exhorte les autorités à rendre publiques les conclusions de l’investigation.

Des meurtres condamnés par la communauté internationale sans équivoque

Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a fait part de ses préoccupations :

Il semble tout à fait clair que les forces nigérianes ont fait un usage excessif de la force, tirant et tuant avec des balles réelles”, ajoutant que “si les rapports sur la mise hors service des lumières et des caméras de surveillance avant les tirs devaient être confirmés, cela pourrait suggérer que cette attaque contre des manifestants pacifiques était préméditée, planifiée et coordonnée“.

La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a également appelé le gouvernement nigérian “à entamer sans délai un dialogue afin de trouver au plus vite une solution pacifique”. L’Union africaine (UA) a encouragé le Nigeria à “mener une enquête pour s’assurer que les auteurs d’actes de violence rendent des comptes“.                                               

  L’Union européenne (UE) et les Nations unies (ONU) ont condamné l’escalade de la violence, le Secrétaire des Nations unies appellant à “mettre fin aux brutalités et aux abus policiers signalés” pendant que l‘UE a déclaré qu’il était “crucial que les responsables d’abus soient traduits en justice et qu’ils aient à rendre des comptes”.

La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a exprimé sa profonde inquiétude face aux rapports faisant état d’un usage excessif de la force par la police.  La Procureure de la Cour pénale internationale (CPI) a appelé pour sa part au calme et à la retenue.

Des manifestations généralisées contre les violences policières

Durant les deux dernières semaines, des milliers de jeunes à travers le pays protestent contre les meurtres perpétrées par la police, la corruption et l’insécurité. Initialement, les manifestations visaient la Special Anti-Robbery Squad (SARS), une unité de la police nigériane chargée de lutter contre les crimes violents tels que les vols et les enlèvements. Le SARS est accusé depuis des années d’exécutions sommaires, de torture et de mauvais traitements. La protestation a suscité un intérêt international avec les hashtags #EndSARS qui se sont multipliés sur les plateformes de médias sociaux.                                                                                                                       

Face à cette situation, les policiers ont eu recours à un usage excessif de la force, à des gaz lacrymogènes, à des  arrestations et des  meurtres des manifestants. Selon les médias, depuis le début des manifestations, au moins 56 personnes ont été tuées, pendant que des centaines ont été blessés et d’autres arrêtées par les forces de sécurité. Il y a également eu des contre-manifestations et des groupes violents qui ont attaqué les manifestants pacifiques. Malheureusement dans la suite de ces répressions illégales et l’escalade croissante, des groupes violents se sont attaqués à des médias, à la prison de Lagos, à des stations de police dans différents Etats du pays et d’autres installations.

Un témoin interrogé par un média local l’a confirmé :

J’ai personnellement vu sept cadavres […]. Les soldats sont sur terrain pour mater la tension et certains des cadavres ont été évacués par eux, tandis que d’autres ont été emportés par les familles des victimes“.

Ces manifestations d’ampleur nationale ont fait pression sur les autorités pour qu’elles dissolvent le SARS (Special Anti-Robbery Squad) avec effet immédiat. La police a annoncé la création d’une nouvelle unité pour remplacer celle du SARS, qui a été fortement critiquée par les manifestants.  

Les manifestants ont réitéré leurs demandes pour une réforme complète de la police et la cessation de l’insécurité dans le pays. La police a réagi avec force, et plusieurs arrestations et mauvais traitements ont été enregistrés.

Les réactions des autorités fédérales ont été variées. Le 18 octobre, le Président du Sénat a appelé à la cessation de la manifestation pour permettre aux autorités de mettre en œuvre les revendications des manifestants.  Plusieurs États ont imposé un couvre-feu, notamment les États de Lagos, de Edo et de Imo, pour contrecarrer la protestation et éviter de nouveaux décès. Le président Buhari, qui a gardé le silence pendant tous ces jours, a finalement fait appel à “la compréhension et au calme”, rappelant sa détermination à mener des réformes de la police sans mentionner le meurtre de Lekki. Par ailleurs, dans un message tweeter adressé aux victimes du Lekki Tollgate, le Vice-Président Osinbajo a exprimé sa sympathie et déclaré “…nous leur rendrons justice à tous.” 

Le droit d’assemblée pacifique est garanti par la constitution nigériane et les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme signés par le pays. Le Nigéria a l’obligation de protéger le droit à la vie, tel que garanti par la constitution, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Des années d’exécutions extrajudiciaires, de torture et de mauvais traitements par les forces de l’ordre

Il y a eu des allégations selon lesquelles les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force contre les manifestants pendant de nombreuses années. À maintes reprises, les autorités nigérianes ont prétendu enquêter sur ces incidents, mais les rapports ne sont jamais rendus publics. Nous demandons instamment aux autorités de rompre avec le passé et de publier immédiatement tous les rapports sur les violations des droits de l’homme par les forces de sécurité, y compris le dernier rapport présenté au Président en 2019 par la Commission nationale des droits de l’homme sur le SARS“, a déclaré Fatou Jagne Senghore.

Depuis plus de dix ans, les organisations nationales et internationales de défense des droits de l’homme ont documenté les exécutions extrajudiciaires, la torture et les mauvais traitements infligés par les forces de police nigérianes. En juin 2020, Amnesty International a publié un rapport sur le SARS. Ce rapport a révélé un schéma d’abus de pouvoir de la part des agents de la police du SARS et l’incapacité constante des autorités nigérianes à traduire les auteurs en justice. Il a souligné les lacunes de la police nigériane en matière de responsabilité qui contribuent à ces violations et les exacerbent.

ARTICLE 19 conjointement avec AFRICMIL, RULAAC, HEDA Ressource Center a récemment alerté sur la détérioration de l’espace civique au Nigeria dénonçant des atteintes à la vie et traitements inhumains contre les manifestants et mauvais traitement des journalistes par les forces de sécurité et appelant les autorités poursuivre les auteurs et garantir les libertés fondamentales, notamment celle d’expression et de manifester. Cet appel ainsi que le précédent n’ont pas été suivis d’effet de la part des autorités.

Avec l’implication des militaires dans les opérations de sécurité dans 35 des 36 États du Nigéria, les opérations de maintien de l’ordre sont devenues totalement militarisées.

En septembre 2019, le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires, Agnès Callamard, a effectué une visite au Nigéria. Elle a conclu dans son rapport de synthèse : “Les signaux d’alerte clignotent en rouge vif : augmentation du nombre d’attaques et de meurtres au cours des cinq dernières années, à quelques exceptions près; augmentation de la criminalité et propagation de l’insécurité ; échec généralisé des autorités fédérales à enquêter et à demander des comptes aux auteurs, même pour les massacres; manque de confiance du public dans les institutions judiciaires et les institutions de l’État en général; des niveaux élevés de ressentiment et de griefs au sein des communautés et entre elles; des récits ethnoreligieux toxiques et des idéologies “extrémistes” – caractérisés par la déshumanisation des “autres” et la négation de la légitimité des revendications des autres; un effondrement généralisé de l’État de droit, avec des conséquences particulièrement graves pour les populations les plus vulnérables et les plus démunies du Nigéria. ”

ARTICLE 19 appelle les autorités nigérianes à mener des enquêtes indépendantes en vue de traduire en justice tous les auteurs présumés de ces meurtres. La police devrait en outre veiller à ce que chacun puisse exercer son droit de manifester et protéger les manifestants contre les attaques. De plus, les autorités devraient libérer toutes les personnes arrêtées uniquement pour avoir exprimé leur opinion. Toute réforme de la police doit être fondée sur la protection des droits de l’homme et la fin de l’impunité.

ARTICLE 19 appelle les Rapporteurs Spéciaux des Nations Unies et de la Commission africaine sur la liberté d’expression, la liberté de réunion, les conditions de détention et de maintien de l’ordre et les exécutions extrajudiciaires à demander instamment au Nigéria de mettre fin aux meurtres commis par la police et aux mauvais traitements infligés aux manifestants ainsi qu’à l’impunité et de se conformer à ses obligations internationales en matière de droits de l’homme à la lumière de leurs mandats respectifs.

 

Pour plus d’informations, veuillez contacter

Eliane NYOBE, Assistante de programme senior, ARTICLE 19 Afrique de l’Ouest : eliane@article19.org

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