Les élections législatives et le référendum sur la révision de la Constitution de ce dimanche 22 mars 2020 en Guinée, qui permettrait au Président de se présenter pour un troisième mandat, ont été marqués par une répression des forces de sécurité faisant au moins 10 morts, des coupures et des limitations de l’Internet, l’arrestation des parlementaires Alpha Ousmane Diallo et Fodé Marega, membres du principal parti d’opposition, l’Union des Forces Démocratiques de Guinée (UFDG), l’arrestation des membres de la société civile et plusieurs autres actes de violence.
« Il est inacceptable que des citoyens guinéens paient de leurs vies puisqu’ils ont tout simplement exercé leur droit de manifester contre un scrutin électoral. Les restrictions sur internet sont inadmissibles à l’ère du numérique, en particulier le jour de vote. Nous condamnons fermement la répression disproportionnée ayant entrainé des morts en Guinée, des coupures et limitations de l’internet, des arrestations ainsi que d’autres formes de violations à l’encontre des citoyens pour taire toute expression discordante au scrutin référendaire de ce dimanche 22 mars 2020 », a déclaré Fatou Jagne Senghore, Directrice Régionale de ARTICLE19 Afrique de l’Ouest.
ARTICLE 19 condamne fermement l’usage excessif de la force qui a entraîné des morts et l’arrestation de personnes qui exprimaient leurs opinions. L’organisation exhorte le gouvernement à enquêter incessamment sur ces allégations et à libérer sans condition les personnes arrêtées uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique.
“La Guinée a la responsabilité de protéger le droit à la vie et de garantir les droits à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’accès à l’information, y compris en ligne”, a ajouté Fatou Jagne Senghore.
Le Commissaire de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a exprimé ses préoccupations concernant la situation et a appelé toutes les parties à éviter la violence. De même, l’Union Européenne s’est déclarée préoccupée par le manque de crédibilité des élections et le recours excessif à la force par les forces de sécurité et a mis en garde contre le risque de voir se développer de nouvelles violences communautaires. Les États-Unis ont également condamné la violence et ont demandé une enquête indépendante.
Usage excessif de la force
Le dimanche 22 mars 2020, jour des élections, a été marqué par de fortes tensions dans différentes villes de Guinée, dont Conakry, Wanindara, Dubreka, Nzérékoré, Kindia, Labé et Mamou, où les citoyens ont protesté contre le référendum.
La veille, des coups de feu ont été entendus dans un camp militaire de Conakry. Le gouvernement a réagi en déployant des unités de l’armée, notamment le Bataillon Spécial de la Présidence (BSP), le Bataillon Autonome des Troupes Aéroportées (BATA) et les Forces Spéciales guinéennes (FS).
Selon le Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC), une coalition d’organisations de la société civile et des partis politiques de l’opposition, les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force, faisant une dizaine de morts.
Le ministre de la sécurité et de la protection civile a nié ce fait et a affirmé que quatre personnes sont mortes pour des raisons non imputables aux forces de sécurité et deux des suites d’un accident de la circulation.
Un nombre non confirmé de personnes ont été arrêtées le vendredi 20 et le samedi 21 mars. Daouda Kante et Ibrahima Sory, respectivement responsables du FNDC à Pita et Boffa, ont été arrêtés puis relâchés selon nos sources. Le principal parti d’opposition, l’UFDG, a condamné l’arrestation des députés Alpha Ousmane Diallo et Fodé Marega. D’autres activistes, craignant pour leur sécurité, se disent en clandestinité après avoir reçu des menaces.
Le nombre de personnes qui sont mortes au lendemain des élections pourrait même être plus important en raison des violences qui ont eu lieu dans le sud du pays à Nzerekore. Selon des rapports des sources locales non officiellement confirmés, plus d’une douzaine de personnes ont été tuées, d’autres ont été blessées et un certain nombre de maisons ont été brûlées.
“Les autorités ne peuvent ignorer les rapports du FNDC et des médias nationaux et internationaux ; elles doivent immédiatement mettre en place une enquête indépendante sur ces allégations de violations des droits de l’homme et veiller à ce que les personnes soupçonnées de les avoir commises soient traduites en justice dans le respect d’un procès équitable” a insisté Fatou Jagne Senghore.
Censure d’Internet en période électorale
Du vendredi 20 au dimanche 22 mars 2020, la Guinée a connu un black-out des médias sociaux (Twitter, Facebook, Instagram) et une restriction de l’usage de whatsapp. Dans un premier temps, il y a eu une coupure d’internet le vendredi soir, suivie des coupures intermittentes d’internet la veille et le jour du vote.
Fatou Jagne Senghore a également déploré la censure arbitraire, soulignant que “L’accès à Internet est essentiel pour l’exercice des droits à la liberté d’expression, à l’accès à l’information et à d’autres droits à l’ère du numérique. Il favorise la transparence et le débat public. Couper ou ralentir l’accès à l’internet, ou à des parties de l’internet, à des populations entières ou à des segments du public ne peut jamais être justifié pour quelque raison que ce soit, y compris pour des raisons d’ordre public ou de sécurité nationale”.
ARTICLE 19 rappelle que les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique peuvent faire l’objet de limitations étroitement adaptées, à condition qu’elles répondent aux limites du “test en trois parties”: une restriction doit être prescrite par la loi, poursuivre un but légitime et satisfaire aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité.
Une récurrence de la répression
Il y a une tendance à faire taire toute expression discordante et à réprimer violemment les manifestations dans le pays. Ignorant les recommandations que la Guinée a acceptées lors de l’examen périodique universel de 2015 sur la protection de la liberté d’expression et du droit de réunion pacifique, les autorités gouvernementales et administratives en Guinée ont continué à interdire les manifestations et les forces de sécurité à utiliser une force excessive pour la répression des manifestants.
Dans le cadre de la révision de la constitution, la répression des manifestations contre le référendum constitutionnel s’est intensifiée depuis octobre 2019, ce qui a entraîné la mort d’au moins trente civils et un gendarme, plusieurs personnes blessées, des centaines de personnes arrêtées et d’autres violations. Déjà en juillet 2018, le gouvernement avait presque totalement interdit les manifestations. Cela a été suivi par une loi votée par l’Assemblée nationale le 25 juin 2019 qui, selon Human Right Watch, “pourrait protéger la police des poursuites” en fournissant un éventail de justifications pour la police de recourir à l’usage de la force.
En octobre 2019, au moins neuf personnes ont été tuées, près de 100 blessées et plusieurs arrestations ont eu lieu suite à la répression des manifestations organisées par le FNDC, qui a appelé au boycott du référendum. En mars 2020, une manifestation pacifique contre le projet de référendum constitutionnel a été interdite, un journaliste a été expulsé et deux militants de la société civile ont été arrêtés.
Les obligations nationales et internationales en matière de droits de l’homme
La Constitution guinéenne de 2010 garantit les droits à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association. Elle garantit le droit de manifester, mais les autorités locales exigent que les organisateurs les informent de toute manifestation ou réunion publique prévue ; celle-ci peut être interdite s’il y a une menace à l’ordre public. La Guinée a également signé plusieurs traités internationaux sur les droits de l’homme qui garantissent les droits à la vie, à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique.
Les organes chargés de l’application de la loi doivent respecter les droits garantis par la Constitution et les lois et normes internationales relatives aux droits de l’homme, s’abstenir de tout usage disproportionné ou excessif de la force contre les manifestants et se conformer pleinement aux normes internationales relatives à l’usage de la force et des armes à feu.
Les lignes directrices sur la liberté d’association et de réunion en Afrique soulignent que la manifestation est un droit, pour lequel aucune autorisation préalable ne devrait être nécessaire. L’absence de notification préalable ne rend pas un rassemblement illégal et ne doit pas être la seule raison de la dispersion.
Les lignes directrices de la Commission africaine pour le maintien de l’ordre lors des rassemblements par les forces de l’ordre en Afrique énoncent les principes que les forces de sécurité doivent suivre lors des manifestations. Elles définissent le rôle principal des forces de l’ordre lors des manifestations “pour assurer la sécurité du public et pour sauvegarder les droits humains de toutes les personnes”.
La dispersion d’une manifestation ne doit être utilisée qu’en dernier recours et dans des circonstances exceptionnelles ; la force ne doit jamais être utilisée pour disperser une manifestation pacifique. La police doit donner la priorité au dialogue et éviter de recourir à la force, même si la manifestation est considérée comme illégale. L’arrestation ou la détention est arbitraire si elle est une réponse à l’exercice des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique.
Tout recours à la force par les autorités contre une assemblée, qu’elle soit pacifique ou violente, doit être conforme aux Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu, au Code de conduite des Nations unies pour les responsables de l’application des lois et aux lignes directrices sur la liberté d’association et de réunion en Afrique.
Recommandations
ARTICLE 19 lance un appel urgent aux autorités guinéennes pour :
– Diligenter une enquête indépendante et transparente sur les opérations menées par les forces de sécurité avant, pendant et après l’élection et le référendum, en vue de traduire en justice les auteurs présumés. Le rapport doit être rendu public ;
– Libérer sans condition les personnes arrêtées uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique depuis octobre 2019 et abandonner toutes les charges contre tous les militants actuellement poursuivis, y compris Koundouno, Ibrahima Diallo et d’autres membres du FNDC ;
– Veiller à ce que les autorités ainsi que les forces de sécurité respectent la Constitution et les obligations internationales de la Guinée en matière de droits de l’homme et garantissent les droits à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’accès à l’information, y compris l’accès à l’internet ;
– ARTICLE 19 appelle les autorités du pays, les acteurs politiques et la société civile à se mobiliser et à engager le dialogue afin d’endiguer la violence et la crise provoquées par le référendum constitutionnel et de créer les conditions adéquates pour protéger, respecter et réaliser les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique en Guinée ;
– ARTICLE 19 exhorte les organismes internationaux de défense des droits de l’homme à faire pression sur le gouvernement pour qu’il mette en place une commission indépendante chargée d’enquêter sur les allégations de violations des droits de l’homme dans le contexte de la liberté d’expression et de réunion pacifique en Guinée, afin de traduire en justice les responsables présumés dans le cadre d’un procès équitable et d’offrir réparation aux victimes ou à leurs familles et qu’il sollicite une assistance et des conseils auprès des mécanismes régionaux et internationaux pour la conduite de ces enquêtes et de toute poursuite ultérieure.
En 2010, ARTICLE 19 a publié un rapport sur la réppression violente en Guinée :
https://www.article19.org/data/files/pdfs/publications/guinea-july-report-2010.pdf
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Eliane NYOBE, Assistante des Programmes Senior, ARTICLE 19 Afrique de l’Ouest à l’adresse eliane@article.19.orgTel : +221 33 869 03 22
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