Entre mars et mai 2020, le gouvernement sénégalais a adopté une série d’arrêtés administratifs et de décrets interdisant toute manifestation dans le pays et imposant des restrictions de la liberté de mouvement pour faire face à la pandémie de coronavirus. Certains de ces arrêtés ont été adoptés avant même que le gouvernement ne déclare l’état d’urgence et n’impose des restrictions disproportionnées aux droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion en violation du droit international. ARTICLE 19 est préoccupé par ces mesures et appelle le gouvernement à abroger la Loi n° 2021-18 qui consacrerait de larges pouvoirs à l’exécutif pour restreindre les droits humains en l’absence de déclaration de l’état d’urgence.
Le 13 mars, le ministre de l’Intérieur a interdit toutes les manifestations ainsi que les rassemblements tant publics que privés sur le territoire sénégalais pour une période de 30 jours entre le 14 mars et le 14 avril 2020.
Le 23 mars 2020, le gouvernement a proclamé l’état d’urgence sur tout le territoire sénégalais par Décret n° 2020-830. Le décret ne précisait pas la durée de l’état d’urgence, mais renvoyait aux dispositions de la Constitution et aux lois en vigueur. L’Article 69 de la Constitution du Sénégal prévoit que l’état d’urgence peut être décrété par le président pour une durée de 12 jours.
On ignore cependant si le gouvernement sénégalais a communiqué au Secrétaire général de l’ONU sa décision de se retirer de certaines dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Sénégal est partie.
Le 24 mars 2020, le ministre de l’Intérieur sénégalais a interdit toute circulation de personnes et de marchandises entre les villes à toute heure, et dans toutes les provinces entre 20 h et 6 h. L’arrêté prévoit une exception pour les représentants du gouvernement, les agents de santé et les véhicules transportant des marchandises. Il a également donné pouvoir au ministre ou à des hauts fonctionnaires administratifs régionaux d’accorder une autorisation spéciale en cas de besoin.
La Loi n° 2020-13 adoptée le 2 avril accorde au président du Sénégal des pouvoirs exceptionnels pour prolonger l’état d’urgence pour une période maximale de trois mois. Le Décret n° 2020-925 adopté le 3 avril prolonge l’état d’urgence pour une période de 30 jours. Le Décret n° 2020-1014 adopté le 3 mai prolonge l’état d’urgence pour une période supplémentaire de 30 jours.
En janvier 2021, le président du Sénégal a promulgué la nouvelle Loi n° 2021-18 modifiant la Loi n° 69-29 du 29 avril 1969 relative à l’état d’urgence et à l’état de siège. La nouvelle loi introduit un nouveau régime juridique qui gouverne la gestion des catastrophes naturelles ou des urgences sanitaires. L’Article 24 donne aux autorités administratives compétentes le pouvoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour préserver un fonctionnement normal des services publics et protéger les personnes sans que soit déclaré l’état d’urgence. Cela comprend des mesures telles que des couvre-feux et une limitation des déplacements pour une durée d’un mois, renouvelable une fois. En vertu de l’Article 25, le président, le ministre de l’Intérieur, les autres ministres concernés, les gouverneurs et les préfets peuvent exercer ces pouvoirs.
ARTICLE 19 estime que ces mesures sont discutables du point de vue des normes internationales des droits humains, en particulier celles relatives au droit à la liberté d’expression et à la liberté de réunion.
Normes internationales relatives aux droits humains
En vertu du droit international des droits de l’homme, toute restriction de la liberté d’expression ou de la liberté de réunion doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. La loi doit être suffisamment précise pour que les individus puissent réglementer leur conduite. La proportionnalité signifie que les mesures proposées doivent être les moins restrictives possibles pour les droits humains.
De plus, les États sont tenus de respecter un certain nombre d’exigences de fond et de procédure en vertu du droit international des droits humains lorsqu’ils déclarent l’état d’urgence.
- Légalité, nécessité et proportionnalité : Les gouvernements doivent d’abord déterminer si la législation en vigueur en matière d’urgence et de santé publique leur confère les pouvoirs nécessaires pour faire face à la menace que représente la pandémie de coronavirus. Quand des États envisagent de déroger aux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité doivent continuer à s’appliquer dans toutes les situations d’urgence tout en tenant compte des exigences de la situation.
- Non-discrimination: La législation d’urgence doit contenir des clauses de non-discrimination afin de garantir que les pouvoirs extraordinaires de détention ou de refus d’entrée dans le pays ne discriminent aucune partie de la population.
- Contrôle et surveillance du Parlement : Quand des gouvernements promulguent les lois les plus draconiennes en temps de paix pour protéger le public contre le coronavirus, les parlements doivent vérifier à intervalles réguliers la nécessité de ces pouvoirs. En temps de crise, la tentation de s’arroger des pouvoirs exécutifs exceptionnels est forte et leur nécessité pourrait fort bien être justifiée. Cependant, ils doivent être toujours limités par l’État de droit et le contrôle parlementaire.
- Clauses d’extinction: Les pouvoirs d’urgence doivent être strictement limités dans le temps et non permanents ou normalisés. À ce titre, la législation d’urgence adoptée pour faire face à la pandémie de coronavirus devrait inclure des clauses d’extinction.
Par ailleurs, en vertu des normes internationales et régionales de la liberté d’expression, en particulier l’Article 19(3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), toute législation restreignant la liberté d’expression doit respecter le test de légalité, nécessité et proportionnalité. Plus précisément, la limitation doit être :
- Prévue par la loi, toute loi ou réglementation doit être formulée avec suffisamment de précision pour permettre aux individus d’adapter leur conduite en conséquence (exigence de légalité) ;
- Poursuivre un but légitime, à savoir le respect des droits ou de la réputation d’autrui ; ou la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, ou de la santé ou de la moralité publique (exigence de légitimité) ;
- Nécessaire dans une société démocratique, l’État doit démontrer de manière concrète et individualisée la nature précise de la menace, et la nécessité et la proportionnalité de la mesure concrète prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace (exigence de nécessité).
Les restrictions générales de la liberté de réunion et de la liberté de mouvement imposées par le Sénégal sont disproportionnées
D’emblée, ARTICLE 19 note que le parlement sénégalais a adopté une loi en avril 2020 accordant au président des pouvoirs exceptionnels pour prolonger l’état d’urgence pour une période maximale de trois mois, c’est-à-dire pour une durée limitée. Toutefois, ARTICLE 19 considère que le Sénégal a manqué à ses obligations en vertu du droit international des droits humains pour les raisons suivantes :
- Restrictions générales et disproportionnées de la liberté d’expression, de réunion et de mouvement : ARTICLE 19 note que le ministre de l’Intérieur a adopté des restrictions draconiennes des libertés fondamentales des personnes, à savoir les droits à la liberté de réunion et à la liberté d’expression, en l’absence de proclamation de l’État d’urgence en vertu de la législation nationale. À ce titre, le fondement juridique de l’arrêté du ministre est hautement discutable et pourrait constituer un abus de pouvoir. En tout état de cause, ces restrictions générales étaient disproportionnées et injustifiées y compris dans le contexte de la pandémie. Dans de nombreux pays, les personnes ont pu continuer à exercer leurs droits, y compris le droit de manifester, tout en respectant les mesures sanitaires dans des zones désignées. Le gouvernement n’a absolument pas expliqué pourquoi les mesures qu’il a adoptées étaient nécessaires et proportionnées.
- Non-respect d’une procédure appropriée pour déclarer l’état d’urgence et restreindre les droits : ARTICLE 19 rappelle que le gouvernement sénégalais a adopté des restrictions draconiennes de la liberté d’expression, de la liberté de réunion et de la liberté de déplacement au début du mois de mars en l’absence de déclaration de l’état d’urgence en vertu de la législation nationale, sans parler de toute notification au Secrétaire général de l’ONU d’éventuelles dérogations à ses obligations en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il a fallu attendre le 2 avril 2020 pour qu’une législation primaire soit adoptée, accordant au président le pouvoir de déclarer l’état d’urgence pour une période maximale de 3 mois. Les dispositions de non-discrimination étaient notoirement absentes dans la législation en vigueur et n’étaient pas incluses quand la Loi n° 2020-13 a été adoptée.
- Normalisation du pouvoir discrétionnaire excessif du gouvernement : Nous avons également de sérieuses inquiétudes sur le fait que la Loi n° 2021-18 accorde à l’exécutif des pouvoirs excessifs pour restreindre les droits à la liberté d’expression et de réunion en l’absence de déclaration de l’état d’urgence. Bien que la législation mentionne que les pouvoirs seraient exercés pour préserver le fonctionnement normal des services publics ou protéger les personnes, elle ne fixe aucune limite à ce que pourraient être ces mesures. En effet, les exemples donnés incluent des restrictions non définies de la liberté de mouvement et des couvre-feux, c’est-à-dire le type de mesures qui ne sont jamais justifiées en temps de paix. En vertu de ces dispositions, rien n’empêcherait le gouvernement de mettre en place des mesures très attentatoires à la vie privée sous prétexte qu’il est nécessaire de maintenir la prestation des services publics. En d’autres termes, la nouvelle loi normalise le recours à des mesures potentiellement draconiennes à l’entière discrétion de l’exécutif. À notre avis, cela constitue une violation des critères de légalité, de nécessité et de proportionnalité prévus par le droit international des droits de l’homme.
ARTICLE 19 est également préoccupé par le fait que cette législation s’est accompagnée d’attaques contre des journalistes qui ne « respectent pas le couvre-feu » lorsqu’ils couvrent des manifestations. Par exemple :
- En mars 2020, au lendemain de la proclamation de l’état d’urgence, de nombreux citoyens non confirmés, dont deux journalistes travaillant à Touba, ont été victimes de violences policières pour non-respect du couvre-feu.
- Dans la nuit du 2 juin 2020, Radio Futurs Médias à Mbacké a été attaquée et ses locaux saccagés par des manifestants qui protestaient contre le couvre-feu et les restrictions imposées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
- Le 24 juin 2020, un cameraman de 7TV a été brutalement attaqué par des inconnus alors qu’il effectuait un reportage.
Les responsables de ces attaques n’ont pas été punis. ARTICLE 19 est préoccupé par ces actions et par l’incapacité des autorités à enquêter sur ces faits.
Recommandations
ARTICLE 19 appelle les autorités sénégalaises à :
- Abroger la Loi n° 2021-18 introduisant un nouveau Titre IV dans la Loi n° 69-029 du 29 avril 1969 ;
- Revoir sa législation d’urgence et s’assurer qu’elle est pleinement conforme aux normes internationales relatives aux droits humains.
- Enquêter sur les attaques contre les journalistes ciblés parce qu’ils couvraient des manifestations pendant le couvre-feu et veiller à ce que les acteurs responsables rendent des comptes.