SÉNÉGAL : Le Gouvernement doit mettre fin à la pression croissante sur les manifestants, les médias et les militants pro-démocratie

ARTICLE 19 est sérieusement préoccupé par la recrudescence des pressions croissantes exercées sur les journalistes, les militants de la démocratie et les manifestants au Sénégal.

En effet, au courant du mois de juin 2021, ARTICLE 19 a recensé cinq (05) atteintes au droit à la liberté de réunion : la police a fait un usage excessif de la force pour réprimer les manifestations, blessant au moins quatre (04) manifestants ; la police a arrêté au moins dix (10) activistes dans différentes régions du pays et a fait preuve d’un manque manifeste de volonté de protéger les manifestants contre les violences perpétrées à leur encontre par des tiers. Par ailleurs, durant cette période, un tribunal a condamné un journaliste pour diffamation criminelle et la police a arrêté arbitrairement deux autres journalistes dans l’exercice de leurs fonctions.

 

Réagissant à cette préoccupation, Bulakali Alfred Nkuru, Directeur Régional Adjoint de ARTICLE 19 Sénégal et Afrique de l’Ouest a déclaré :

« La pression croissante sur les manifestants et les militants pro-démocratie constatée au Sénégal tout au long du mois de juin 2021 est une préoccupation majeure pour la jouissance par les citoyens de leur droit à la liberté d’expression. Nous rappelons que le droit de manifester, les libertés d’expression et d’opinion sont protégés par la loi sénégalaise et les normes internationales des droits de l’homme. La démocratie se renforce avec la liberté d’expression. Le pluralisme et les opinions divergentes forment un espace civique dans lequel les citoyens peuvent pleinement exercer leurs libertés civiques. Personne ne doit être limité dans l’exercice de ses opinions, sauf si la restriction est légale, proportionnée et nécessaire. Toute forme de violence et de répression pour ses propres opinions est une atteinte inacceptable à l’intégrité des victimes et à leurs libertés ».

Il a poursuivi en appelant les autorités sénégalaises à prendre toutes les mesures pour mettre fin à cette pression illégale :

Les autorités doivent veiller à ce que toute forme de violence commise par les forces de sécurité ou toute autre partie pour des opinions fasse l’objet d’une enquête et que les responsables rendent des comptes conformément à la loi. Elles doivent également veiller à ce que les journalistes ne soient pas arrêtés ou poursuivis pour avoir exercé leur métier. Les médias représentent une garantie pour les citoyens d’avoir accès à une information pluraliste. Ils doivent fonctionner dans un environnement libre, indépendant et sûr afin de remplir leur rôle de la meilleure façon possible. »

De nombreux incidents de répression du droit de manifester ont été recensés au cours du mois de juin. A titre d’exemple :

  • Le 29 juin, des membres du « Mouvement pour la Défense de la Démocratie (M2D) », Ndiaga Diaw, Ousseynou Fall et Adama Diawara, ont été arrêtés par des hommes armés et sans uniforme. Ces derniers ont sévèrement battu Ndiaga Diaw et l’ont blessé au bras lors de son arrestation. Selon le coordinateur du mouvement, ils ont été arrêtés pour avoir appelé à une mobilisation contre la tournée officielle du Président Macky Sall à Thiès. Au moment de leur arrestation, ils portaient des brassards rouges, qui sont le reflet caractéristique du mécontentement lors des manifestations dans le pays. Ousseynou Fall aurait appelé les autres à porter également ces brassards juste avant l’arrivée du Président à Thiès. Le même jour, des hommes armés sans uniforme ont sévèrement battu deux autres hommes, en l’occurrence Ibrahima Samb et Omar Lopy. Ces derniers ont dû être évacués vers l’hôpital régional après avoir été blessés à la suite des prétendus actes de violence et mauvais traitements. Ibrahima Samb serait tombé dans le coma. On ignore actuellement leur état de santé.
  • Le 25 juin, 05 militants du mouvement citoyen « Y en a marre« , dont Aliou Sané, Guy Marius Sagna, Babacar Diop, Bentaleb Sow, Mor Talla Guèye connu sous le nom de Nitt doff et une autre personne ont été arrêtés alors qu’ils protestaient contre la modification du Code pénal et du Code de procédure pénale. Ils ont été détenus pendant près de 24 heures à la police centrale de Dakar avant d’être libérés sans charge.
  • Dans la nuit du jeudi 24 juin, Abdou Karim Gueye, également connu sous le nom de Karim Xrum Xax et 2 membres de M2D auraient été arrêtés à l’Assemblée nationale alors qu’ils protestaient contre le projet de modification du Code pénal et du Code de procédure pénale. Quelques heures plus tard, ils ont été libérés sans inculpation. Après leur libération, Abdou Karim Gueye a expliqué dans une vidéo comment ils ont été maltraités et battus par des policiers.
  • Le 14 juin, la police a tiré des gaz lacrymogènes sur des étudiants de l’université du Sine-saloum qui manifestaient. La police a également arrêté 14 étudiants qui ont ensuite été libérés sans charge. Les étudiants manifestaient pour demander la finalisation de la construction du campus de Fatick.
  • Le 9 juin, des prestataires de la SENELEC ont organisé une manifestation pacifique à Kaolack pour demander que leur emploi soit régularisé par un contrat de travail. La police est arrivée sur les lieux en tirant des gaz lacrymogènes sur les manifestants. Selon les médias, la police a arrêté 40 personnes, dont un militant du mouvement citoyen « Y en A marre », Bessane Seck, communément appelé Kilifeu. Tous les manifestants arrêtés ont été libérés le jour même, à l’exception de Kilifeu qui a été placé en détention et poursuivi pour rébellion et outrage à magistrat. Le 16 juin, il a été présenté au procureur mais les charges ont finalement été rejetées par le tribunal. Il a été libéré le même jour.

Dans un entretien accordé à ARTICLE 19, une victime a décrit la façon dont elle a été traitée par la police. Elle a expliqué : « La veille du vote du code pénal par le Parlement, je manifestais pacifiquement devant l’Assemblée nationale avec deux autres personnes. Nous avons été immédiatement arrêtés par la police. Nous avons été menottés, puis maltraités et ils nous ont enlevé nos vêtements et nous ont mis dans une cellule à même le sol pendant toute une nuit dans l’obscurité la plus totale« .

De plus, au moins un cas d’attaque contre des journalistes dans le cadre de manifestations a été signalé. Le 25 juin, des policiers ont frappé les journalistes Alassane BALDE de SenTV et Amadou Sabar BA de Radio Futurs Médias (RFM), alors qu’ils couvraient la manifestation contre la modification du code pénal. Le groupe D-Media a déposé une plainte suite aux actes de violence subis par son reporter Alassane BALDE. ARTICLE 19 ne dispose pas d’informations supplémentaires concernant l’avancement des enquêtes sur cette plainte.

Le droit de manifester est un droit fondamental dans une démocratie, et permet aux gens d’influencer individuellement et collectivement les décisions du gouvernement. Les autorités sénégalaises doivent protéger le droit de manifester pacifiquement, comme le prévoit l’article 8 de la Constitution et veiller à ce que les forces de sécurité ne fassent pas un usage excessif de la force lors des manifestations. Les normes internationales, par exemple les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, stipulent de manière très explicite que : « Les responsables de l’application des lois, dans l’exercice de leurs fonctions doivent, dans la mesure du possible, appliquer des moyens non violents avant de recourir à la force et aux armes à feu. Ils ne peuvent recourir à la force et aux armes à feu que si les autres moyens restent inefficaces ou sans promesse d’atteindre le résultat escompté ».

En outre, les agents chargés de l’application des lois ne doivent pas procéder à des arrestations et détentions arbitraires, ni à des actes de traitements cruels, inhumains et dégradants ou de torture à l’encontre des personnes exerçant pacifiquement leur droit de manifester. De tels actes constituent non seulement une violation des droits à la liberté d’association, de réunion, d’expression et de participation aux affaires publiques, mais aussi une violation d’autres droits, notamment le droit de ne pas faire l’objet d’une arrestation et d’une détention arbitraires, de traitements cruels, inhumains et dégradants ou de torture, et le droit à l’intégrité corporelle. Tous ces droits sont inclus dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel le Sénégal est un État partie.

De surcroît, les lignes directrices pour le maintien de l’ordre par les agents chargés de l’application des lois lors des réunions en Afrique rappellent aux États et aux organismes chargés de l’application des lois que leur obligation « de respecter, protéger, promouvoir et appliquer le droit de se rassembler librement avec d’autres, inclut la mise en place de procédures efficaces pour signaler et examiner tout recours illégal à la force, ainsi que la possibilité d’offrir un recours adéquat, efficace et immédiat aux personnes qui subissent des violations des droits de l’homme en raison du maintien de l’ordre dans les rassemblements. Pour s’acquitter de cette obligation, les États parties devraient mettre en place des mécanismes internes efficaces de responsabilisation et un organe de contrôle civil de la police doté de ressources suffisantes, à défaut de quoi un médiateur ou une institution nationale des droits de l’homme devrait remplir cette fonction de contrôle externe ».

Le recours à la force signalé par des acteurs non étatiques (souvent des contre-manifestants) à l’encontre de ceux qui protestent pendant les manifestations est également préoccupant. En effet, ARTICLE 19 a visionné une vidéo, diffusée par les médias, dans laquelle des contre-manifestants frappaient des personnes qui portaient des brassards rouges et semblaient donc être sur le point de manifester. Les faits se seraient déroulés lors de la dernière visite du Président Macky Sall dans certaines villes, entre le 12 et le 19 juin, pour inaugurer des hôpitaux et évaluer les progrès économiques (communément appelée la tournée économique). Dans la vidéo, la police, témoin des coups, semble rester en retrait et ne pas intervenir pour protéger les manifestants.

ARTICLE 19 rappelle aux autorités que la police a l’obligation de garantir la sécurité des manifestations comme l’exigent les normes internationales, notamment les Directives de la Commission africaine sur le maintien de l’ordre dans les rassemblements par les responsables de l’application des lois en Afrique.

En marge de cette violence et de ces tensions, la dernière modification du code pénal suscite de vives inquiétudes. Le 25 juin, dans le cadre du renforcement de son cadre juridique dans la lutte contre le terrorisme, le Sénégal a modifié deux lois, le Code pénal et le Code de procédure pénale. Certaines dispositions du Code pénal sont préoccupantes en ce qu’elles violent les principes de certaines libertés consacrées à la fois par la Constitution sénégalaise et par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel le Sénégal est partie. ARTICLE 19 a réalisé une analyse juridique exposant les préoccupations que suscitent ces dispositions. Les amendements doivent encore être promulgués par le Président.

Les dispositions du Code pénal en vigueur ont également été utilisées pour poursuivre des journalistes et restreindre la liberté d’expression. Par exemple, la condamnation et la poursuite du journaliste Madiambal Diagne pour diffamation criminelle. ARTICLE 19 rappelle à l’Etat que la diffamation criminelle constitue une violation de la liberté d’expression. Les Etats doivent se conformer à la Déclaration de principes sur la liberté d’expression et l’accès à l’information, qui stipule que les personnalités publiques doivent tolérer plus de critiques que les citoyens ordinaires et que les sanctions pour diffamation ne doivent jamais être si sévères qu’elles interfèrent avec le droit à la liberté d’expression. Il est également rappelé aux États que les peines privatives de liberté pour diffamation violent le droit à la liberté d’expression et que les lois pénales sur la diffamation devraient être abrogées.

ARTICLE 19 appelle les autorités sénégalaises à :

  • Ouvrir de larges consultations avec les parties prenantes concernant les modifications légales et s’abstenir de promulguer une loi dont l’interprétation large de certaines dispositions mettrait en péril la liberté d’expression, d’association et de réunion ;
  • Se conformer aux normes internationales relatives au maintien de l’ordre lors des rassemblements pacifiques, notamment en veillant à ce que la police n’ait recours qu’à une force légitime, nécessaire et proportionnelle et à ce qu’elle protège les manifestants contre les violations commises par des tiers ;
  • Mener des enquêtes sur les informations faisant état d’un recours excessif à la force et aux armes à feu, d’arrestations et de détentions arbitraires, ainsi que d’autres violations des droits de l’homme par les forces de l’ordre, et veiller à ce que les responsables de ces violations soient traduits en justice ;
  • Abroger les dispositions légales qui ne répondent pas aux exigences de légalité, de légitimité, de nécessité et de proportionnalité, notamment les articles 258 et 261 du code pénal sur la diffamation criminelle

Pour plus d’informations, veuillez contacter

Aissatou Diallo Dieng, Assistante de Direction, ARTICLE 19 Sénégal/Afrique de l’Ouest +221 33 869 03 22 senegal@article19.org

Eliane NYOBE, Assistante de Programme Senior, ARTICLE 19 Sénégal/Afrique de l’Ouest : eliane@article19.org  Tel : +221 77 553 13 87