Senegal : Les violations des droits de l’homme se multiplient a l’approche des elections

Place de l'independance, Dakar, Senegal. Photo: Rignese /Wikimedia Commons

Résumé

Ce rapport est une suite à la déclaration succincte publiée le 31 mars, et fournit plus de détails et d’analyse sur les récents événements au Sénégal, y compris les manifestations qui ont tourné à la violence, les manœuvres des autorités pour empêcher les manifestations, et pour étouffer la liberté d’expression des partis politiques de l’opposition et de leurs partisans.

Alors que le Sénégal se rapproche de l’élection prévue en début d’année 2024, la liberté des médias et la protection d’autres droits, y compris le droit de manifester, ont été considérablement mis en péril. Le pays a connu une détérioration significative de son paysage médiatique, et des journalistes ont été attaqués, ce qui a empêché leur capacité à exercer leurs fonctions sans crainte. Des rapports font état de violations du droit de manifester pacifiquement, les citoyens étant confrontés à une force excessive et à des arrestations arbitraires lors des manifestations. En outre, les partis politiques font l’objet d’une répression flagrante, et leurs partisans et membres ont été arrêtés et poursuivis dans tout le pays. Ces faits sont extrêmement préoccupants, car ils menacent le processus démocratique au Sénégal et les droits fondamentaux des Sénégalais.

LE DROIT DE MANIFESTER

Le droit de manifester est un élément fondamental d’une société démocratique, car il permet aux citoyens d’exprimer leurs doléances et de faire valoir leurs exigences sur des questions sociales et politiques importantes. Les partis politiques ont également un rôle essentiel à jouer dans la démocratie en représentant les divers intérêts et points de vue du public. Ils offrent une plateforme pour l’engagement civique et permettent aux citoyens de faire entendre leur voix. De même, les journalistes ont un rôle essentiel en fournissant des informations précises et impartiales sur les événements et les questions qui affectent la vie des citoyens. Ils contribuent ainsi à responsabiliser les gouvernants et à contrôler les abus de pouvoir. Il est crucial que les journalistes puissent travailler librement, sans crainte de représailles ou de censure. Tous ces facteurs sont donc essentiels au fonctionnement d’une démocratie saine et dynamique.

Réagissant à cette situation tendue, ARTICLE 19 a réitéré son appel à la désescalade de la violence et au respect des droits fondamentaux, y compris l’exercice des libertés publiques et la protection des journalistes.

ARTICLE 19 appelle à une désescalade de la violence et à des mesures concrètes afin de protéger les journalistes et leur permettre d’accéder à l’information sans entrave. Nous demandons également la libération des manifestants détenus. L’ordre public sera certainement mieux assuré par le respect du droit de manifester pacifiquement et la protection des manifestants par l’État, plutôt que par le recours à la force et à la confrontation qui renforcent une culture de la violence. ARTICLE 19 reste prêt à travailler avec les institutions et tous les acteurs concernés pour réformer la réglementation sénégalaise relative à l’exercice du droit de réunion pacifique et de la liberté d’expression. Cela permettra de garantir les conditions d’un espace civique qui donne aux citoyens les moyens d’exprimer leurs opinions dans l’espace public sans crainte et de participer pleinement aux cadres démocratiques conformément aux normes et standards internationaux des droits de l’homme que le Sénégal a formellement avalisés « , a déclaré Alfred Bulakali, Directeur Régional d’ARTICLE 19 pour le Sénégal et l’Afrique de l’Ouest.

MANIFESTATIONS VIOLENTES ET ARRESTATIONS EN MARGE DU PROCES DE SONKO

Le chef de l’opposition Ousmane Sonko a récemment été jugé pour diffamation. Les procès, qui se sont déroulés les 16 et 30 mars, ont déclenché de vastes manifestations au Sénégal, auxquelles la police a répondu par la force, entraînant l’arrestation de centaines de manifestants.

Sonko a été condamné par défaut à deux mois de prison avec sursis et à payer en outre la somme de deux cents millions de francs CFA (304 898 euros) pour dommages et intérêts. Outre l’accusation de diffamation, portée à la suite d’une plainte déposée par le ministre du tourisme, Mame Mbaye Niang, Sonko doit également être jugé pour viol. Les partisans de Sonko affirment que ces accusations sont motivées par des considérations politiques.

Le 16 mars, Ousmane Sonko se rendait au procès pour diffamation lorsque son cortège a été bloqué en raison d’un désaccord sur l’itinéraire à suivre. Les tensions se sont accrues lorsque la police a tiré des gaz lacrymogènes et que les manifestants ont jeté des pierres. Les policiers ont fait sortir de force Ousmane Sonko de son véhicule, puis l’ont brutalisé avant de l’embarquer dans une voiture de police pour l’emmener au tribunal. Ces événements ont exacerbé la tension déjà très dense dans le pays. Plusieurs endroits du pays ont été le théâtre de pillages et de destructions de biens publics et privés.

Les manifestations ont rapidement dégénéré en affrontements entre les manifestants et la police, qui ont fait des blessés et donné lieu à des arrestations.

Certains manifestants ont incendié des véhicules appartenant aux services de l’État, et le gouvernement a réagi par une répression musclée. Selon des sources judiciaires et les médias, depuis le 16 mars, des centaines de manifestants ont été arrêtés, notamment à Saint-Louis, Ziguinchor, et Dakar. Les autorités ont invoqué une série de motifs pour les inculper, notamment la participation à un rassemblement interdit, la dégradation ou la destruction de biens publics et privés, et des actes susceptibles de compromettre la sécurité publique. D’autres données fiables provenant de la coalition nationale d’opposition Yewwi Askan Wi indiquent également que les arrestations et les poursuites judiciaires à l’encontre des manifestants ont été nombreuses. Au moins 100 jeunes sont actuellement en garde à vue au commissariat central de Dakar. Dans d’autres départements du pays, des dizaines de personnes ont été arrêtées et déférées devant des commissariats, des gendarmeries et des prisons.

Des informations du procureur de Ziguinchor soulignent que « depuis les manifestations du 16 mars, 96 manifestants ont été déférés au parquet. Parmi eux, 64 ont été placés en détention préventive, tandis que 32 individus, principalement des mineurs et des étudiants, ont été libérés sous caution ».

LES AUTORITES DOIVENT RESPECTER LES DROITS DE L’HOMME AFIN D’EVITER DE NOUVELLES PERTES EN VIES HUMAINES

Le 20 mars, des affrontements entre les forces de l’ordre et des manifestants dans le département de Bignona ont entraîné la mort tragique de Mamadou Korka, âgé de 21 ans, qui aurait reçu une balle dans la tête. Deux autres personnes ont perdu la vie lors de manifestations à Dakar le 16 mars, dont un livreur renversé par une voiture pick-up et un agent de la mairie de Médina, qui a été attaqué à coups de pierres par des manifestants. Ils sont tous deux décédés le vendredi 17 mars des suites de leurs blessures.

Si les forces de l’ordre ont le devoir de maintenir l’ordre et de protéger les citoyens, elles doivent également respecter les droits fondamentaux des personnes, notamment le droit de réunion et la liberté d’expression. Il est essentiel que les forces de l’ordre donnent la priorité à l’utilisation de moyens non violents avant de recourir à la force, et qu’elles n’utilisent ces mesures que lorsque des moyens moins dangereux ne sont pas envisageables et dans la mesure du strict nécessaire, conformément aux normes internationales – en particulier, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, qui soulignent l’importance de veiller à ce que l’utilisation de la force soit toujours nécessaire et proportionnée.

Les forces de sécurité doivent s’abstenir de recourir à la force contre tout rassemblement pacifique. Tous les manifestants qui ont été arrêtés pour avoir exercé leur droit de manifester doivent être libérés sans être soumis à aucune forme de violence », a ajouté Alfred Bulakali.

ATTAQUES ET ARRESTATIONS DE JOURNALISTES

La situation s’est encore aggravée lorsque plusieurs journalistes couvrant les manifestations ont été arrêtés et agressés physiquement par la police. Les forces de sécurité ont tiré des gaz lacrymogènes sur la foule pour tenter d’interrompre une conférence de presse prévue par Yewwi Askan Wi, et une journaliste a été blessée après avoir été heurtée par un véhicule au cours des incidents. Un autre journaliste de l’Agence France Presse (AFP) a été agressé par les forces de sécurité alors qu’il couvrait une manifestation organisée par l’opposition. Les autorités ont affirmé que les organisateurs du rassemblement n’avaient pas obtenu l’autorisation requise. L’AFP a condamné cette agression et s’est interrogée sur la volonté réelle des autorités sénégalaises de garantir la liberté de la presse et la sécurité des journalistes.

Les journalistes doivent pouvoir exercer leur métier librement et sans danger, y compris lorsqu’ils couvrent des manifestations ou des événements publics. Les forces de sécurité doivent assurer la protection et la sécurité des journalistes à tout moment. Elles doivent s’abstenir de recourir à la force contre tout rassemblement pacifique », a ajouté Alfred Nkuru Bulakali.

DES MILITANTS POLITIQUES ET DE L’OPPOSITION PRIS POUR CIBLE

Selon des informations récentes, des leaders de l’opposition au Sénégal ont été pris pour cible par la Sûreté Urbaine, une unité spécialisée dans les enquêtes judiciaires. Les arrestations ont eu lieu à plusieurs endroits, notamment à Dakar, Kédougou, Kaolack et Touba, dans le département de Mbacké. Un grand nombre de personnes arrêtées étaient membres du parti politique PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) et occupaient des responsabilités au sein du parti.

Les chefs d’accusation retenus contre les leaders de l’opposition varient, mais la plupart d’entre eux font l’objet de poursuites judiciaires pour leurs opinions sur l’affaire Sonko, l’éventuelle candidature du président Macky Sall aux élections de l’année prochaine ou sur la gouvernance publique. Les infractions pour lesquelles ils ont été poursuivis comprennent le trouble de l’ordre public, la diffusion de fausses nouvelles, l’atteinte à la sécurité de l’État et la diffamation.

Par exemple, le 26 mars, le Dr Seydou Diallo, coordinateur départemental de Keur Massar et Pastef Yeumbeul Sud, a été convoqué par la Division des enquêtes criminelles. Par ailleurs, El Malick Ndiaye, le chargé de communication du PASTEF, a été convoqué et poursuivi pour avoir diffusé de fausses nouvelles le 22 mars. Il a été poursuivi après avoir posté un tweet affirmant qu’un « individu vêtu d’un uniforme de la brigade d’intervention polyvalente avait aspergé Ousmane Sonko d’une substance inconnue ». Il a finalement été inculpé, le 27 mars, de diffusion de fausses nouvelles de nature à discréditer les institutions, et a depuis été mis en liberté provisoire avec l’obligation de porter un bracelet électronique.

Au début du mois de mars, deux militants politiques, Abdou Karim Gueye et Cheikh Oumar Diagne, ont été convoqués à la Division des enquêtes criminelles, puis placés en garde à vue pour « appel à l’insurrection, appel à la violence contre les institutions et atteinte à la sûreté de l’État ». Après leur comparution devant un juge le 23 mars, ils ont été placés sous mandat de dépôt pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ». En outre, le maire de Keur Massar Sud, Mouhamed Bilal Diatta, a également été placé sous mandat de dépôt et envoyé à la prison de Rebeuss après avoir été poursuivi pour « appel à l’insurrection » et « offense au chef de l’Etat » après avoir incité les jeunes à s’engager dans des actes de résistance.

Les arrestations récentes au Sénégal ont suscité l’inquiétude des partis d’opposition. Le parlementaire Guy Marius Sagna affirme qu’il y a actuellement plus de 113 prisonniers politiques dans le pays. Ces arrestations de militants politiques et l’utilisation d’accusations vagues pour justifier leur arrestation et leur détention constituent une évolution inquiétante qui menace de saper les valeurs démocratiques et les libertés dans le pays.

Les événements récents au Sénégal ont mis en évidence la nécessité de protéger les droits fondamentaux des citoyens, notamment le droit de manifester, la liberté de la presse et la liberté d’expression politique. Le fait que des journalistes, des militants politiques de l’opposition et des manifestants aient été pris pour cible est préoccupant, et la communauté internationale doit se montrer solidaire du peuple sénégalais dans sa lutte pour la démocratie et les droits de l’homme.

Compte tenu de la détérioration de la liberté des médias et de la protection d’autres droits, y compris le droit de manifester, le gouvernement du Sénégal doit prendre des mesures immédiates pour garantir la protection des droits de ses citoyens. Plus précisément, le gouvernement doit :

  • Respecter le droit de manifester : Le gouvernement doit respecter le droit de ses citoyens à se réunir pacifiquement et à exprimer leurs opinions sans crainte de violence ou d’intimidation. Tout recours inutile à la force par les forces de sécurité doit faire l’objet d’une enquête immédiate et donner lieu à des poursuites.
  • Protéger les journalistes : Le gouvernement doit veiller à ce que les journalistes soient libres de faire leur travail sans craindre d’être harcelés, violentés ou arrêtés. Toute attaque contre des journalistes ou des maisons de presse doit faire l’objet d’une enquête approfondie et de poursuites.
  • Mettre fin au harcèlement et à la répression des leaders de l’opposition et des militants politiques et libérer toutes les personnes qui ont été arrêtées pour avoir exercé leur droit fondamental à la liberté d’expression.

En outre, nous appelons la communauté internationale à suivre de près la situation au Sénégal et à s’exprimer pour défendre les droits de l’homme et les principes démocratiques. Le gouvernement du Sénégal doit comprendre qu’il sera tenu pour responsable de toute violation du droit international ou des normes en matière de droits de l’homme.

Pour plus d’informations, veuillez contacter

Maateuw Mbaye, Assistant de programme, ARTICLE 19 Sénégal/Afrique de l’Ouest Email : maateuwmbaye@article19.org  T : +221785958337

Aissata Diallo Dieng, Gestionnaire de bureau, ARTICLE 19 Sénégal/Afrique de l’Ouest Email : senegal@article19.org  T:+221338690322